Les faits
Les nuits du 10 et 11 novembre, un groupe de résidents italiens a attaqué un centre pour demandeurs d’asile à Tor Sapienza, une des banlieues de Rome. Les agresseurs, une centaine lors des deux nuits, dont quelques-uns au visage masqué, ont attaqué le bâtiment avec des pierres, des bâtons et des pétards. Les agresseurs ont brûlé des poubelles pour les utiliser en tant que barricades et il y a eu des affrontements avec la police qui, la première nuit, n’était arrivée sur place qu’après le début de l’agression. Plusieurs médias ont rapporté que les agresseurs criaient « Brûlez-les tous !», « putain de nègres !» et « Rentrez chez vous pour violer des femmes !». Des témoins ont affirmé qu’ils criaient aussi « Viva il Duce !» (Vive le Duce, en se référant à Mussolini).
Dans le centre, sont hébergés environ 70 réfugiés nigériens, dont la moitié sont mineurs. Les résidents de Tor Sapienza, selon les médias, pensent que les réfugiés sont responsables des crimes commis dans le quartier, notamment vols, agressions et une tentative de viol présumée. Mais personne n’a porté plainte pour aucun de ces crimes. Les gens qui étaient présents les nuits des attaques ont dit aux journalistes qu’« ils en ont marre entre les gitans d’un côté et les nègres de l’autre » , souhaitant leur départ à tous. Même si certains d’entre eux ,descendus dans la rue, ont dit qu’il s’agissait d’une protestation spontanée et qu’ils n’étaient ni racistes ni extrémistes, la façon de lancer l’attaque indique une assez bonne préparation.
Dans les dernières semaines, des tensions se sont produites dans la banlieue de Tor Sapienza où les résidents demandaient plus de sécurité et l’expulsion de tous les migrants qui habitent le centre. Les problèmes dans le quartier prennent leur origine surtout de l’absence d’intervention politique et sociale dans les dernières années : le chômage, la pauvreté et le crime organisé (notamment trafic de drogue) font partie de la vie quotidienne.
Après les agressions, la mairie de Rome a décidé de transférer les réfugiés vers un centre dans un autre quartier, « pour assurer leur sécurité », selon la déclaration d’un porte-parole. Cette décision peut créer un précédent qui peut amener d’autres gens à utiliser la violence pour expulser les migrants et les réfugiés d’autres quartiers.
Le contexte
« Rome est divisée en deux parties », affirme Christian Raimo, écrivain né dans la banlieue de Rome. Et c’est bien cette image de la capitale italienne qui sort des données : 4,6% de la population italienne habite à Rome, mais ici on trouve aussi 49% des millionnaires italiens. Si on veut faire une comparaison, il suffit de dire que la ville de Londres accueille environ 8% de la population britannique et 42% des millionnaires. La présence de tant de richesses est suivie par des données étonnantes sur la pauvreté : 30.000 enfants vivent dans la capitale italienne dans des conditions de pauvreté absolue. En plus, le coût de la vie est très élevé. Les loyers sont les plus hauts en Italie (1.276 € en moyenne, un peu moins du salaire moyen). Cette situation a des conséquences catastrophiques sur les logements : 7.800 personnes ont reçu l’avis d’expulsion en 2013, dont 80% pour ne pas avoir pu payer le loyer.
Le centre est une zone consacrée aux touristes et à la classe dirigeante politique, économique et religieuse (celle que le film “La grande bellezza” de Sorrentino a récemment représenté) tandis que la pauvreté et les contradictions sont passées sur les banlieues, ce que Daniele Vicari (producteur de films) a appelé sur Il Manifesto “une expérience psycho-sociale absurde”. Ici, des quartiers pour le logement social – avec peu ou aucun service, et que l’administration a bientôt oublié – ont été construits et envahis par les pauvres; il s’agit de quartiers agrandis démesurément grâce au boom du prix des bâtiments dans le centre. Environ 26.000 personnes vivent à Tor Sapienza et presque 48.000 vivent à Torpignattara – un autre grand quartier de Rome. C’est toujours dans ces banlieues pauvres – concernées par de gros problèmes tels que la drogue, le crime organisé, le décrochage scolaire – où on concentre les campements pour nomades, les centres pour réfugiés et d’autres structures pour les migrants.
Il y a eu des cas effrayants dans la presse : dans la banlieue de Torpignattara, en septembre, un jeune pakistanais a été battu à mort à coups de pied et de poing par un jeune italien de 17 ans, incité par son père. La raison ? Le jeune pakistanais chantait. Cet épisode a été le seul à atteindre la presse nationale alors que les violences commises par les étrangers sont rapportées régulièrement. La pression que le pouvoir politique et les médias exercent sur les migrants est très forte et facilite le fait qu’ils deviennent la cible de la rage de ceux qui vivent dans la pauvreté.
En septembre 2014, dans la banlieue de Corcolle, une vraie « chasse » aux migrants a été conduite par des centaines des personnes. Les « chasseurs » croyaient que les migrants étaient responsables des épisodes de violence dans le coin mais le seul fait divers impliquait la rupture de deux fenêtres d’un bus lors d’une protestation de migrants qui dénonçaient le fait que les conducteurs ne s’arrêtaient jamais s’il n’y avait qu’eux à l’arrêt. Pendant cette « chasse » la nuit du 21 septembre, les migrants ont été attaqués avec des pierres, des bâtons et des bouteilles.
Le rôle joué par l’extrême droite
Les liens entre l’extrême droite et le crime organisé, notamment à Rome remontent à longtemps et sont bien connus. Le cas le plus connu est la Banda della Magliana et, même si aujourd’hui les choses sont devenues moins sanguinaires, parfois de violents faits divers dévoilent la réalité de ces liens. Comme le meurtre de Silvio Fanella, lui aussi lié au crime organisé et à l’extrême droite, par un militant de CasaPound, par suite de – semble-t-il – un braquage raté. Ou encore comme l’enquête qui a vu la mise en examen de deux dirigeants de CasaPound (dont Andrea Antonini, vice-président de CasaPound et conseiller du PdL dans un arrondissement de Rome) pour avoir aidé dans sa fuite le boss de laCamorra Mario Santafede, lié au groupe terroriste Nar dans les années 70.
Dans de nombreux cas, des connexions très fortes émergent entre l’extrême droite criminelle romaine et la droite « institutionnelle », celle de l’ancien maire Gianni Alemanno. Les néofascistes placés par Alemanno sur des emplois publics pendant son mandat – et notamment dans la société des transports publics, l’Atac – ont été si nombreux que le scandale qui a suivi a été nommé « Fascistopoli ».
D’ailleurs, Gianni Alemanno a commencé sa carrière politique dans le Fronte della gioventù (front de la jeunesse), l’organisation de la jeunesse du Movimento sociale italiano, d’où beaucoup de fondateurs de groupes terroristes comme Ordine nuovo, Terza posizione et les Nar sont sortis. La femme d’Alemanno, Isabella Rauti, est la fille de Pino Rauti, député du MSI, fondateur de Ordine nuovo et impliqué dans la subversion et le terrorisme d’extrême droite. Le fils du couple, Manfredi, est un activiste de CasaPound.
Alors, quand la révolte contre les réfugiés à Tor Sapienza a éclaté de manière extrêmement violente et organisée, et que nous avons vu très rapidement Gianni Alemanno et le leader de CasaPound Simone di Stefano cherchant à tirer profit de la situation, beaucoup de gens ont eu des soupçons.
Le soupçon est devenu une quasi-certitude le 15 novembre, jour de la « Marcia delle periferie sul Campidoglio » (marche des banlieues sur le Campidoglio, où la mairie se trouve). La marche devait mener dans le centre ville l’indignation des banlieues. Dans la manifestation, il n’y avait qu’environ un millier de personnes, dont la majorité faisait partie de la droite romaine : de Forza Italia aux mouvements néofascistes, en passant par l’ancien maire Gianni Alemanno. On peut donc douter qu’à Tor Sapienza et dans d’autres banlieues romaines, c’est un mouvement populaire qui est en train de se développer ; il semble plus probable qu’il s’agisse plutôt de protestations poussées par la droite.
Le fait est que les partis et les mouvements d’extrême droite cherchent à infiltrer et manipuler le mécontentement. Selon ce qui a été rapporté par le site Contropiano, dans les dernières semaines, des visages très connus de l’extrême droite ont été remarqués dans le quartier en train de parler avec les résidents. Plus de partis et de gens d’extrême droite que d’habitants des banlieues ont participé à la marche du 15 novembre : encore une fois, il ne s’agit pas d’une réaction spontanée mais plutôt d’une tentative bien organisée de contrôler le mécontentement de la population.
Un Front National italien ?
Au niveau national, un rapprochement entre Lega Nord (Ligue du Nord) et des mouvements néofascistes comme CasaPound et Forza Nuova est en train de se dévoiler. La Ligue du Nord est un parti né pour « défendre » les intérêts de l’Italie du nord (et en théorie, pour organiser la sécession). Après avoir été frappé par plusieurs scandales qui ont touché les leaders historiques, le nouveau secrétaire Matteo Salvini cherche à changer de route. La Ligue ne se contente plus d’être qu’un parti du nord, mais un parti au niveau national qui mène la lutte contre l’immigration au nom de tous les italiens. Et les mouvements d’extrême droite sont un bon billet qui permet à la Ligue du Nord de voyager plus au sud de ce qu’elle a fait jusqu’à maintenant et de trouver des sympathies notamment à Rome.
Par exemple, le 28 octobre, l’eurodéputé de la Ligue du Nord Mario Borghezio (déjà condamné pour des actions violentes et racistes) et des membres de CasaPound ont fait irruption dans un bâtiment public dans le quartier de Casalbertone où des migrants et des réfugiés prenaient des cours d’italien. Les agresseurs ont empêché la suite des cours, ils ont crié agressivement contre les étudiants en les insultant avec des expressions comme « gros nègres » et « choses ».
Borghezio a toujours été en première ligne pour ce qui concerne les « flirts » avec l’extrême droite. Un exemple c’est sa participation à un congrès néofasciste à Rome en juin 2013. L’eurodéputé a dit aux auditeurs que leur rôle était d’organiser des initiatives visant à défendre Rome et sa beauté de « ceux qui l’ont rempli d’immigrés et d’ordures ». « Si vous faites une chose pareille », a-t-il rajouté, « je serai avec vous et je veux participer à la première ronde ».
Et même la droite « institutionnelle » – c’est à dire Forza Italia et Fratelli d’Italia – semble se consolider autour de ce projet de « front », qui se concentre autour du sujet de l’immigration. Matteo Salvini est en train de construire sa crédibilité nationale qui pourrait peut-être l’amener à être le premier candidat de la droite post-berlusconienne. Et pour l’instant, il ne semble avoir aucun rival.
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